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Comprendre le rôle de la continuité digitale

Jacques Bacry
14 mai 2025

Souvent réduite à une problématique uniquement IT d’interconnexion de différents systèmes et plateformes métiers autour de données unifiées, la continuité digitale est en réalité bien plus qu’une architecture technique. Elle s’impose comme une démarche profondément transformatrice, au croisement de la stratégie, de l’organisation et de la technologie.

Elle représente un vecteur puissant de collaboration interfonctionnelle, un levier pour repenser les pratiques internes et un catalyseur de résilience face aux mutations du contexte industriel. Depuis la pandémie de 2020, les entreprises ont dû affronter une transformation protéiforme : pressions géopolitiques, variations des prix des matériaux et des commodités, restrictions commerciales, tensions sur les chaînes de valeur, évolution rapide des attentes clients. En 2025, cette réalité est plus prégnante que jamais.

Parallèlement, des tendances de fond structurent les attentes : personnalisation accrue, exigence de performance globale, agilité opérationnelle renforcée. En BtoB notamment, la performance d’un produit est jugée autant sur ses qualités techniques que sur sa facilité d’usage, de maintenance ou d’intégration. Certains secteurs — dont l’aéronautique et la défense — font face à des impératifs de montée en cadence, dans des configurations propres mais toujours en maintenant un haut niveau de qualité. À cela s’ajoutent les nouvelles exigences réglementaires en matière de durabilité : décarbonation, circularité, biodiversité, reporting extra-financier, Digital Product Passport. L’ensemble du cycle industriel est concerné.

Vers un modèle industriel collaboratif

L’organisation du cycle industriel ne peut plus fonctionner en silos linéaires. Historiquement, l’ingénierie concevait, le manufacturing produisait, et la supply chain approvisionnait et livrait. Désormais et encore plus demain, les concepteurs dialogueront avec les fabricants, intégrant les contraintes de la chaîne logistique, sous le regard des vendeurs et des clients.

Ce changement de paradigme est porté par la continuité digitale, qui permet :

  • de réduire les cycles de développement-production ;
  • d’intégrer des outils arrivant à un premier stade de maturité comme les jumeaux numériques, la standardisation industrielle, ou le co-design multi-acteurs ;
  • de synchroniser les fonctions clés (engineering, production, supply chain, services) dans une logique de valeur intégrée, permettant un meilleur retour sur les investissements matériels et humains.

Définir la continuité digitale : au-delà de la technologie

Mon collègue Antoine Scotto d’Apollonia (VP Digital Continuity Advisor chez Capgemini Invent) le résume parfaitement :

« La continuité digitale, c’est un état d’esprit, une manière de gérer l’information le plus end-to-end possible ».

« Je compléterai en disant que la continuité digitale consiste à fabriquer de meilleurs produits et services, à moindre coût et avec un time-to-market plus court, grâce à une information cohérente, complète, intégrée et utilisable dans toute l’organisation et son écosystème. »

À la racine, il s’agit de répondre à deux questions fondamentales :

  • Que veut-on produire ?
  • Quelles sont les caractéristiques de ce que l’on veut produire ?

Deux critères structurent alors l’approche : la variabilité (deux produits très différents n’impliquent pas les mêmes flux de données) et le volume (une fusée n’est pas la production en série d’une voiture, ou même au sein d’une filière industrielle, les volumes de production d’un avion commercial diffèrent sensiblement de ceux d’un avion de chasse). En fonction de ces paramètres, les systèmes prioritaires changent : ERP (notamment si la variabilité est faible), PLM, CRM. La continuité digitale ne cherche pas à tout connecter, mais à connecter ce qui crée de la valeur.

Une orchestration technologique, mais aussi managériale

Techniquement, la continuité digitale repose sur l’interconnexion de plateformes autour de bases de données partagées. Elle requiert une maîtrise fine des backbones et une transformation des pratiques métier. Il s’agit d’adapter les interconnexions aux enjeux stratégiques, tout en redonnant une vue d’ensemble du produit à chaque acteur. Or, 60 % des entreprises rencontrent des difficultés à créer, accéder et réutiliser l’information relative à la conception, la fabrication ou la maintenance d’un produit. Cela se traduit souvent par :

  • une duplication de données sans contrôle dans plusieurs systèmes ;
  • des redondances, des exports manuels, une perte de traçabilité ;
  • des difficultés à digitaliser les processus métier à l’échelle.

Face à cela, la continuité digitale propose un modèle structurant et orienté valeur.

Cette approche est particulièrement précieuse dans le cadre de programmes industriels anciens, où une refonte complète serait impossible. L’objectif est alors de gagner en performance à court terme, en fluidifiant les transitions entre les silos, en traçant mieux les données, et en identifiant les goulets d’étranglement. Au-delà, on peut générer une véritable amélioration de la productivité en prenant en compte le produit dans sa globalité. L’objectif : être capable de simuler le produit et son système de production en même temps.

La continuité digitale est également un moyen de mettre en œuvre la collaboration autour de référentiels et de systèmes communs, afin de permettre l’accélération de la prise de décision pour une entreprise ou un écosystème d’entreprises, au plus tôt dans le cycle. Elle permet ainsi d’intégrer les contraintes et interdépendances dès les premières phases. Les industriels ont également pris conscience de l’importance de moderniser les workflows d’engineering afin de permettre à différentes filiales ou pays de travailler ensemble autour d’environnements et de systèmes communs pour renforcer le partage d’expérience et optimiser les ressources.

Une collaboration augmentée pour un pilotage intégré

La continuité digitale va ainsi bien au-delà des plateformes de Product Lifecycle Management (PLM) puisqu’elle concerne potentiellement tous les backbones et tous les métiers de l’entreprise :

  • C’est un projet de gouvernance autant que de technologie qui doit conduire à une accélération de la mise en œuvre de processus collaboratifs inter-métiers, tout au long du cycle de vie ;
  • C’est une démarche méthodologique qui intègre le change management dès le départ.

La continuité digitale permet d’agir, par exemple, sur des leviers importants tels que :

  • simulation / virtualisation avec intégration de données hétérogènes, de moteurs de simulation des workflows entre les systèmes, etc. ;
  • intégration fluide des sous-systèmes dans le design global ;
  • intégration directe des interdépendances à un niveau macro (équipements, assets, plan de l’usine, etc.) en s’appuyant notamment sur les principes du MBSE appliqués à la production ou le virtual commissioning ;
  • convergence software-hardware ;
  • pptimisation des stocks et des flux fournisseurs ;
  • éco-conception intégrée dès les premières étapes et sur l’ensemble du cycle de vie.

L’ambition ultime : créer un planning global agile, capable de s’ajuster en temps quasi réel aux aléas de la production et de la chaîne d’approvisionnement, quels que soient les outils présents à chaque étape. L’objectif visé est clair : réduire les temps de cycle de 20 à 50 %.

Pourquoi est-ce encore si difficile à mettre en œuvre ?

La continuité digitale ne se résume donc pas à une interconnexion de systèmes. C’est un changement culturel majeur, qui place l’organisation globale au centre. Le produit devient le fruit d’un engagement collectif, depuis le bureau d’études jusqu’à la commercialisation.

Les démarches de continuité digitale se heurtent encore trop souvent à des réalités financières, techniques et organisationnelles. La mise en œuvre de data lakes unifiés et réellement exploitables s’avère complexe, voire impossible, lorsque la connectivité des équipements est limitée et que les données disponibles sont peu ou mal structurées. À cela s’ajoutent des freins organisationnels majeurs : les projets transverses peinent à émerger dans des entreprises où les fonctions restent enfermées dans des silos étanches, où la culture de la collaboration est peu développée, et où les objectifs individuels et collectifs manquent d’alignement. Les équilibres de pouvoir, souvent ancrés dans des modèles historiques, constituent également un obstacle à la transformation fluide et coordonnée des systèmes.

La continuité digitale est pourtant la clé d’un pilotage agile, durable et collaboratif, où chaque expertise est valorisée dans une logique de convergence. Pierre-André Vandelle, MBSE Leader – Digital Continuity | Center of Excellence le rappelle régulièrement :

« Cela peut être violent pour les ingénieurs. Sans implication en amont, ils peuvent avoir l’impression de perdre leur savoir et parfois aussi, de perdre le pouvoir. Car traiter les discontinuités implique de cesser de penser local pour penser global, et c’est parfois un changement complet de paradigme. En tant qu’ingénieur, expert pointu de mon domaine, je ne dois plus faire le meilleur système électrique possible, je dois faire le système permettant d’avoir le meilleur produit global possible. »

Contrairement à la croyance générale, la continuité digitale est avant tout un changement culturel majeur, qui positionne l’organisation globale au centre, et une nouvelle dimension dans laquelle le produit résulte de l’engagement commun des équipes expertes de chaque étape, depuis le bureau d’étude jusqu’à la vente.

Auteur

Jacques Bacry

Executive Vice President – Digital Continuity & Convergence Group Offer Leader
Diplômé universitaire en informatique, spécialisé en IA, Jacques prend à la fin des années 90 le poste de VP R&D pour développer l’infrastructure et la modélisation des marques Dassault Systèmes. Il est l’un des pères de l’architecture V5 et a créé le modèle original de modélisation de la base de fonctionnalités de CATIA et l’a promu à travers de grands projets PLM auprès de tous les groupes internationaux des plusieurs branches de l’industrie. Aujourd’hui, Jacques dirige l’activité PLM groupe, accompagnant l’ensemble des organisations pour déployer la stratégie de l’offre groupe.

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