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L’IA agentique et l’analyse des données non structurées transformeront-elles le pouvoir décisionnel du service public d’ici 2030 ?

Nicolas Sailleau & David Talabardon
28 mars 2025

Alors que le secteur public intègre désormais tout le potentiel offert par l’IA générative, une autre révolution se prépare : celle de l’avènement de l’IA agentique.

Dans un article dédié, Gartner définit ce concept comme des « entités logicielles orientées vers des objectifs qui utilisent des techniques d’IA pour accomplir des tâches et les atteindre. Sans qu’il soit requis de saisir des commandes spécifiques, elles peuvent prendre des instructions, élaborer un plan, utiliser des outils pour exécuter des tâches et générer des résultats dynamiques.»

En somme, là où l’IA générative est principalement utilisée pour créer du contenu à partir de différents formats, images, textes, musique, vidéos… l’IA agentique analyse les données et peut fixer des objectifs et des stratégies : c’est l’IA orientée vers l’action.

L’IA agentique gagne rapidement du terrain et promet de devenir une tendance majeure dans le secteur public. En se concentrant non seulement sur la planification des tâches, mais aussi sur l’atteinte d’objectifs concrets, cette technologie permettrait aux agents de gérer leurs « propres services numériques » alimentés par l’IA.  En France, la lutte contre la fraude pourrait être le premier sujet à bénéficier de ces avancées.

Dans un contexte de contraintes budgétaires, la capacité du gouvernement français à collecter des impôts et à assurer un traitement égal entre les citoyens est une priorité. Le montant de la fraude fiscale est estimé, en fourchette haute, entre 80 et 120 milliards d’euros par an (par non-paiement dans les délais, dissimulation intentionnelle de montants soumis à l’impôt, organisation de l’insolvabilité, fraude comptable, etc.), ce qui équivaut au budget annuel du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. La fraude sociale, quant à elle, est estimée à environ 13 milliards d’euros par an, selon un rapport de 2024 du Haut Conseil pour le financement de la protection sociale.

Même si les ordres de grandeurs sont différents, l’appréciation de ces volumes ne peut qu’ébrécher l’adhésion au principe du consentement à l’impôt (et aux cotisations sociales). Différence de traitement, doute et perte d’adhésion au corps social… les maux associés à la fraude ne sont pas que financiers. Et dans tous les cas, l’équité n’en sort pas gagnante. Arrivée à pleine maturité, l’IA agentique présente de sérieux gages pour s’attaquer sur de nouvelles bases à ce phénomène.

La perspective : faire un pas de géant dans la lutte contre la fraude

Une « équipe » derrière chaque agent 

En utilisant l’IA agentique, les contrôleurs fiscaux pourraient s’appuyer sur des machines pour gérer des tâches complexes – croisement de différents fichiers, mise en place de systèmes de surveillance – afin de mobiliser leur énergie et leur expertise sur des initiatives stratégiques. Une IA capable de consulter de multiples bases de données et d’en tirer les informations pertinentes contribuerait à démultiplier la force de frappes des contrôleurs, leur permettant de se concentrer sur des domaines plus complexes et délicats à appréhender tels que les montages complexes et souvent internationaux de fraudes fiscales, le blanchiment d’argent via les cryptomonnaies…

Réactivité et adaptabilité dans l’identification des mouvements de fraude

En matière de fraude fiscale internationale, la réactivité est essentielle : les délais de traitement sont source de pertes financières importantes pour les États. Ils en ont pris acte et le recours à l’analyse des données appliquée à la détection de la fraude en temps réel est globalement en hausse : par exemple, le UK HM Revenue and Customs (HMRC – administration fiscale et douanière du Royaume-Unis) utilise un système appelé “Connect” pour analyser de vastes quantités de données provenant de diverses sources, leur permettant d’identifier plus efficacement les cas de fraude potentiels. En Espagne, le Suministro Inmediato de Información (SII), qui contraint les entreprises à déclarer les transactions de TVA dans un délai de quatre jours, permet aux autorités fiscales de surveiller et de réagir à la fraude potentielle presque en temps réel.

En allant au-delà du croisement des données, l’IA agentique ouvrirait de nouveaux horizons en établissant des stratégies personnalisées, applicables en temps réel. Surtout, elle sera à même, contrairement aux modèles non supervisés, de découvrir « par elle-même » de nouveaux modèles, gage d’adaptabilité face à l’agilité des fraudeurs pour aller chercher les volumes d’impôt encore non collectés.

Étendre le champ de recherche

La Direction Générale des Finances Publiques (DGFIP) a décidé de lancer dès 2013 un programme axé sur le « ciblage de la fraude et l’amélioration des requêtes » (CFVR) pour moderniser ses méthodes de travail.

Par exemple, le programme « Foncier Innovant » est basé sur l’analyse croisée, utilisant l’IA, des données de photographies aériennes de l’Institut National de l’Information Géographique et Forestière (IGN) et des déclarations faites par les propriétaires fonciers aux services d’urbanisme et d’administration fiscale. À la suite d’une campagne menée dans 9 départements, ce sont plus de 20 000 piscines non déclarées qui ont été taxées en 2022 grâce à cet outil, générant près de 10 millions d’euros de recettes supplémentaires dans les recettes de l’Etat. Depuis 2023, ce système est étendu à toute la France métropolitaine.

Mobiliser le potentiel de l’IA agentique pour identifier des schémas complexes, en la combinant avec des outils de traitement de la donnée massive et hétérogène permettrait – par exemple – de scanner efficacement le darkweb qui concentre les activités de fraude et autres actes illégaux : les fausses ordonnances et les arrêts maladie fictifs y sont notamment revendus. Le montant récupéré par une CPAM durant l’été 2024 (2,4 millions d’euros) révèle en creux l’ampleur de la fraude qui s’opère à l’échelle nationale et l’intérêt d’expérimenter et d’investiguer toutes les données, où qu’elles soient. Dans une logique de « réponse et action », l’IA agentique serait également à même d’alerter les Caisses en temps réel, voire de suspendre des versements au-delà d’un certain montant le temps que la situation soit analysée et la réalité de la fraude confirmée.

Internationaliser la lutte

Parce que la fraude fiscale transcende les frontières, il est essentiel d’adopter des stratégies de lutte à l’échelle mondiale.

L’analyse multilingue est cruciale pour comprendre et combattre la fraude fiscale. Par exemple, le groupe ChapsVision, spécialisé dans les solutions souveraines dédiées à la cyber intelligence et la cybersécurité, dispose d’un outil de traduction prenant en charge 55 langues et plus de 150 dialectes. Articulé autour du système d’exploitation développé spécifiquement pour traiter des données massives et hétérogènes (ArgonOS), cet outil vise à aider les autorités à surveiller et à lutter contre les activités criminelles en interprétant avec précision jargon et argot. Sur la base de ces informations devenues exploitables, l’IA agentique aidera à analyser de grands ensembles de données pour détecter les anomalies et les schémas indicatifs de fraude, tels que des transactions financières inhabituelles et des structures complexes pouvant indiquer une évasion fiscale ou un blanchiment d’argent.

Élargissement du spectre des langues identifiées, intégration de l’audio et de la vidéo parmi les données utilisées pour détecter la fraude, cadre international a priori favorable : le contexte semble propice pour accélérer, grâce à la force de frappe de l’IA agentique combinée à la capacité de traduction instantanée.

Mettre le respect des règles éthiques au centre des préoccupations

Cadres de gouvernance et de conformité pour l’IA agentique : relever les défis éthiques et réglementaires

Établir des cadres de gouvernance et de conformité clairs pour l’IA agentique est essentiel, tant pour définir les rôles des parties prenantes que pour garantir une utilisation éthique de l’IA.

La question de la transparence et de l’explicabilité des décisions prises par ces systèmes est d’autant plus cruciale qu’elle serait utilisée pour préparer des contrôles sur les citoyens. Prévenir les biais, protéger la vie privée, attribuer les responsabilités sont autant d’objectifs qui devront guider les pouvoirs publics dans la mise en place de systèmes d’IA agentique.

En France, la lutte contre la fraude sociale met particulièrement en évidence les défis éthiques et de transparence associés aux méthodes de croisement des données. Un rapport incontournable de la délégation à la prospective du Sénat (02/04/24) nous en donne une illustration particulièrement saisissante.

Depuis 2011, les caisses d’allocations familiales (CAF) utilisent un algorithme de data mining pour planifier les inspections d’environ 13,8 millions de foyers bénéficiaires. Ces inspections sont effectuées sur place par 700 inspecteurs assermentés, sur la base d’une décision humaine, donc non automatisée, conformément au cadre réglementaire en vigueur et aux directives légales et de la CNIL. Par ailleurs, l’algorithme ne croise pas les données avec France Travail.

Constat relativement contre-intuitif : il s’avère que les méthodes purement statistiques produisent des résultats plus subjectifs que les outils basés sur l’IA, car la décision d’utiliser les 40 critères dans l’algorithme demeure discrétionnaire. Avec l’apprentissage automatique non supervisé, ce problème n’existerait pas, car aucun critère n’est donné à la machine a priori : en les apprenant elle-même, le contenu devient ainsi plus objectif.

Le sujet n’est donc pas simple, et l’expansion des possibilités ouvertes par l’IA agentique appelle, au-delà des mesures éthiques, un véritable effort d’éducation – et d’argumentation – envers le public ainsi que les administrations pour en tirer le meilleur parti.

Nécessité d’un réel partage des données

Comme le rappellent les sénateurs dans le rapport du Sénat évoqué ci-dessus, « le véritable enjeu reste celui de l’échange d’informations entre les administrations : ceux-ci sont prévus par une série de protocoles ad hoc signés bilatéralement et au cas par cas ». Ils notent également que « sur les 35 mesures du plan anti-fraude 2023, près de la moitié de celles qui ne sont pas encore mises en œuvre concernent les échanges d’informations ». Ainsi, le partage d’informations entre les administrations n’est pas seulement souhaitable, mais essentiel. Un effort de préparation – ambitieux –  est donc déterminant pour préparer l’avènement de l’IA agentique, afin que son potentiel soit exploité pleinement tout en conservant une haute exigence vis-à-vis du respect de la règle de droit –  quand elle est énoncée – et de l’éthique.

Avancées technologiques disruptives, problèmes organisationnels classiques

En somme, les progrès autour de l’IA agentique sont susceptibles d’améliorer considérablement les tâches quotidiennes des agents publics. Au premier rang, la lutte contre la fraude pourrait être un premier terrain de jeu prometteur.

Des obstacles seront toujours sur la route du progrès technologique, y compris s’il sert in fine des objectifs d’intérêt général. Et la mobilisation de ces technologies au service de l’intérêt public, ne saurait être effective que si les agents, les utilisateurs et les citoyens ont pleinement confiance.

Auteurs

David Talabardon

Expert en Expert in GIS technologies, Innovation, Capgemini
Je conseille nos clients sur les différentes étapes du cycle de vie des systèmes d’information géographique (SIG). Je les aide à comprendre comment ils peuvent développer de nouvelles compétences et améliorer la qualité de leurs processus d’affaires en utilisant des techniques, des données et des analyses spatiales.

Nicolas Sailleau

Chief of staff, Capgemini
Nicolas est chief of staff auprès de la Market-Unit Ministères. Diplômé de Sciences Po, il débute sa carrière en mairie d’arrondissement à Paris où il occupe les fonctions de collaborateur puis de directeur de cabinet. Il a rejoint Capgemini en 2024 pour accompagner le directeur de la market-unit et ses équipes. 

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