Passer au contenu

L’industrie de la Défense face au défi de l’accélération de la production

Andreas Conradi, Matthieu Ritter, Elodie Régis & Frédéric Grousson
5 décembre 2024

Le « production ramp-up » au-delà du buzzword

Les conflits armés en cours constituent un rappel malheureux de l’importance à disposer d’armements, d’hommes et de munitions en grande quantité. Un défi pour les industriels européens du secteur de la Défense, souvent concentrés sur des systèmes d’armes complexes et fortement technologiques, produits en petites séries. Comment dépasser le cap de l’industrialisation de masse ? Quelles solutions mettre en place à court terme pour les systèmes existants ? Et comment tirer les leçons des limites actuelles pour repenser le cycle produit, en intégrant plus fortement les problématiques de manufacturing ?

Accélération de la production, pourquoi cela prend du temps ?

La gestion de la production constitue depuis de nombreuses années l’enjeu numéro 1 des industriels du secteur de la Défense, notamment dans l’aéronautique et le spatial. Au-delà du buzzword, la problématique n’est pas nouvelle, mais elle est exacerbée par les conséquences des conflits actuels et notamment de la guerre en Ukraine. Elle est venue rappeler l’importance de la haute intensité et son corolaire de production de masse. Ce sujet était jusqu’à présent moins prioritaire pour les pays européens, concentrés sur un maintien du savoir-faire et la pénétration de marchés export autour d’équipements très technologiques. Par ailleurs, l’appareil de production des industries de Défense doit également composer avec des designs de produits datant des années 1980-90, pas toujours adaptés aux outils actuels, notamment numériques.

« Le secteur de la Défense doit passer d’une forme d’artisanat de petites séries à haute valeur technologique à une industrialisation forte. Si je devais faire une analogie, je dirais qu’il s’agit de passer de l’horlogerie de grand luxe au mass market premium ».


Cela a conduit les nombreux acteurs évoluant à la fois sur les marchés civils et militaires à privilégier d’abord les développements de production du monde civil sur des marchés en très forte croissance (naval, aéronautique, spatial, etc.), puis le cloisonnement fort entre les activités (conséquence du secret-défense, mais aussi de facteurs culturels) poussant à peu de transfert d’effets d’expérience entre les deux mondes.

Face à la hausse de la demande actuelle, réactiver des chaines de production et augmenter les cadences prend alors un temps difficilement compressible. Ces délais sont d’autant plus longs que ce secteur très technique et nécessitant un temps d’apprentissage important a perdu certains personnels expérimentés (retraite, externalisation, conséquences du COVID, etc.). Au-delà, les difficultés de recrutement sont renforcées par la question des habilitations de sécurité qui peuvent prendre jusqu’à un an et une image du secteur toujours dégradée chez une partie de la population.

Le secteur de la Défense reste enfin très fragmenté, avec de nombreuses PME disposant de capacités d’investissement plus réduites. Cela conduit à ralentir la montée en charge de la supply chain, d’autant plus que la continuité numérique est encore très peu développée entre les acteurs rendant plus difficile le suivi par les grands donneurs d’ordre. Pour Matthieu Ritter, directeur du segment Aerospatiale et Défense en France :

« On observe néanmoins un mouvement de concentration de la filière qui devrait s’amplifier, autour de gros industriels et de l’arrivée de fonds d’investissements dédiés. Mais tout cela prend du temps ».

Entre lean et pragmatisme numérique

La montée en puissance de la production est « sans doute la problématique la plus complexe pour le secteur de la Défense, car vous devez tout changer : de la façon dont vous qualifiez le besoin, à la gestion des pièces détachées, en passant par la façon de designer les systèmes, de les produire, d’organiser la supply chain, etc. » précise Andreas Conradi.

Face à ce mur, trois leviers peuvent être actionnés à court et moyen termes. Le premier concerne l’augmentation des capacités couplé à des gains de productivité par ligne d’assemblage via un retour des démarches lean,  De nombreux projets de ram-up ont été lancés, avec par exemple l’ajout d’une équipe pour un passage aux 3×8, etc. Pour Elodie Régis, VP Aerospace & Defense chez Capgemini Invent :

« Ce levier a déjà été activé dans la plupart des organisations, avec des résultats limités par les difficultés de recrutement et aussi car c’est tout l’écosystème de la production qu’il faut mobiliser ( logistique, service qualité, mais aussi équipes de maintenance, méthodes  etc.) ».

Le deuxième levier vise l’élargissement des lignes existantes avec un dédoublement de certaines stations identifiées comme des goulots d’étranglement. « On est cependant déjà sur un niveau de travaux plus important à mener sur les bâtiments, les réseaux, et une complexité pour les réaliser tout en continuant la production », nous précise Elodie Régis.

Le troisième levier est complémentaire des deux autres. Il s’agit de l’organisation plus générale de la production : limitation du chemin critique avec ses fournisseurs, consolidation de sa supply chain, éléments de transformation numérique s’ils génèrent des gains rapides de productivité, sans risques sur les capacités, etc. On observe ainsi la mise en œuvre d’architectures de source unique de vérité (single source of truth) avec une consolidation de l’ensemble des acteurs du ramp-up dans un datalake unique, sécurisé, partagé pour mieux exploiter la donnée disponible, faciliter la planification et le suivi des pièces, des outillages, des compétences et des opérations, identifier les points de rupture et les zones de risques de la supply chain, mettre en place des démarches de Supplier recovery, et gagner quelques précieux points de productivité.

Elodie Régis analyse :

« Au final, la construction de nouvelles usines ou de nouvelles lignes de production s’inscrit tellement dans le temps long qu’elle ne peut pas constituer la seule réponse aux besoins de ramp-up immédiats du secteur de la Défense et de l’armement ».

Apprendre d’aujourd’hui pour mieux préparer le futur

Les programmes industriels de Défense doivent donc intégrer des niveaux d’exigences technologiques, techniques et de sécurité très importants, qui n’ont souvent pas pris en compte certaines contraintes industrielles. L’un des enjeux des futurs programmes sera ainsi de réconcilier et de mieux aligner les mondes de l’engineering et du manufacturing pour simplifier et standardiser les designs, en intégrant par exemple les bonnes pratiques du civil, en privilégiant des approches d’ingénierie des systèmes basée sur le modèle (ou MBSE), en faisant appel à la simulation et au collaboratif, en tirant parti de l’ensemble des innovations numériques de ces dernières années (Gen AI, cloud, etc.), avec la continuité numérique au cœur.

Le secteur de la Défense doit réfléchir à intégrer de nouvelles contraintes à sa feuille de route pour réussir le défi de la montée en cadence, comme :

  • la place des démarches low cost / systèmes « jetables » (drones, etc.) qui sont loin des états d’esprit actuels,
  • l’économie circulaire pour répondre aux futures batailles pour les ressources clés (acier, titane, aluminium, etc.) entre mondes civil et militaire,
  • ou encore comme la rationalisation de supply chains très étendues et donc vulnérables, y compris sur des enjeux de souveraineté.

Tout cela implique de changer les méthodes de collaboration, notamment entre les industriels, et de travailler sur l’humain pour renforcer le sens, faire évoluer les mentalités d’un monde d’ingénieurs ultra-experts et faire monter en compétences les collaborateurs pour gagner en agilité et pouvoir s’adapter à l’évolution des besoins militaires et au contexte géopolitique de manière plus efficace qu’aujourd’hui.

Auteurs

Andreas Conradi

EVP, Directeur Europe Défense
Depuis mars 2023, Andreas est à la tête du segment Europe Défense chez Capgemini. À ce titre, il est responsable des activités de Capgemini avec l’industrie de la défense ainsi qu’avec les ministères de la Défense et les forces armées en Europe et à l’OTAN. Andreas est un expert confirmé du secteur, avec une expérience soutenue en tant que haut fonctionnaire à la tête du ministère allemand de la Défense, notamment en tant que Directeur du Cabinet de la ministre de la Défense Ursula von der Leyen. Il dispose d’une compréhension approfondie de la structure et du fonctionnement du secteur de la défense public et privé en Europe.

Matthieu Ritter

Head of Market Unit Aerospace & Defense France
Matthieu est titulaire d’un Master en Ingénierie Aéronautique de l’ENSPIMA, Institut Technologique de Bordeaux (INP) et a plus de 15 ans d’expérience sur le marché Aerosapace & Defense où il a fourni des solutions intégrées depuis les activités d’ingénierie jusqu’à la maintenance, la modification et la gestion de fin de vie des avions. Matthieu a rejoint Capgemini en 2018 et accompagne depuis nos clients de l’industrie A&D. Depuis janvier 2024, Matthieu est Head of Market Unit Aerospace & Defense France.

Elodie Régis

VP Aerospace & Defense, Capgemini Invent
Elodie est responsable de deux sujets principaux chez Capgemini, la montée en puissance de l’industrie aérospatiale et défense et Skywise. Elle a une expérience variée, notamment en tant que directrice de la qualité dans une usine de l’industrie automobile et en tant que consultante pendant 17 ans. En tant que Vice-présidente, elle s’attache à aider les clients à exploiter la puissance des données en soutenant l’accélération numérique.

Frédéric Grousson

Head of Aeronautic industry, Capgemini Engineering

    Défense

    Dans le secteur de la défense, la technologie numérique joue désormais un rôle crucial.