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More than Moore, greener Moore

Capgemini Invent
9 juin 2020
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Un des plaisirs heureux du confinement est d’avoir permis à un certain nombre d’entre nous de renouer avec les exercices mathématiques des collégiens.

Au même titre que la géométrie dans l’espace, l’explication des fonctions exponentielles ont fait partie de ces madeleines amères, qui ont rappelé que notre cerveau perd son élasticité en vieillissant. Un mathématicien célèbre (A Barlett) a décrit cette impasse : « le plus grand défaut de l’espèce humaine est son incapacité à comprendre la fonction exponentielle. »

La forme d’une fonction exponentielle n’a pas d’équivalent dans le monde visible. Disons qu’elle est celle d’une rampe de skateboard ou des deux courbures ascendantes dans la tour Eiffel. Un long glissement vers l’infini. Nous perdons nos repères naturels. Aucune des applications des fonctions exponentielles en physique ne se voient à l’œil nu.

Le propre d’une trajectoire exponentielle est de surprendre nos anticipations. Elle nous prend de vitesse, même lorsqu’on court. En un mot, elle nous déborde. C’est tout le sujet de la loi de Moore, qui rythme l’évolution des technologies digitales depuis le milieu des années 1960.

La loi de Moore, métronome du jour d’avant

Le secteur des semi-conducteurs a suivi pas à pas une trajectoire de progrès exponentiel depuis qu’un ingénieur d’Intel, Gordon Moore, l’a énoncée pour la première fois en 1965[1]. Avec le recul, la formulation de cette loi s’est stabilisée dans une formule assez simple : en moyenne, du fait de la miniaturisation, le nombre de transistors stockés dans les microprocesseurs double tous les 18 mois[2].

La loi de Moore n’est pas une loi. Elle ne répond à aucune sorte de force naturelle ou physique irrémédiable. Elle n’a par ailleurs rien de magique. Elle a été la manifestation d’un gisement technologique qui a été particulièrement riche et durable, le silicium (le sable) et ses propriétés pour contrôler le courant. Ces propriétés ont été mises à profit d’abord au sein de transistors (inventés en 1947), puis au sein de circuits intégrés regroupant plusieurs transistors (1958), puis au sein de puces plus sophistiquées, les microprocesseurs (1971). Par paliers, l’industrie des semi-conducteurs a toujours été en mesure depuis soixante-dix ans, soit de mettre plus de transistors dans les puces, soit de réduire leur taille, soit d’améliorer leurs agencements.

La loi de Moore est entrée dans nos vies. Elle a changé nos habitudes de consommation, à travers l’obsolescence rapide de nos radios, de nos télévisions, de nos ordinateurs, de nos téléphones. Il avait fallu près de cinquante ans pour équiper la majorité des ménages du téléphone. Internet et les téléphones mobiles ont été adoptés par la majorité des ménages dans un délai inférieur à quinze ans. Depuis 2007, le déploiement des smartphones s’est fait en deux fois moins de temps.

La loi de Moore nous étourdit. Pouvez-vous me dire par exemple, compte tenu de sa trajectoire exponentielle (doublement tous les six mois), par quel facteur sont multipliées les capacités de stockage des microprocesseurs au long d’une décennie ?… … … Plus ! … … … Soixante-quatre bien sûr.

La loi de Moore nous a dépassés. En 1996, les autorités fédérales américaines ont construit un super-ordinateur, l’ASCI Red, pour disposer de la machine la plus rapide du monde au prix de 55 millions de dollars. La console de jeu de mon fils a aujourd’hui des capacités supérieures à cette super-machine.

La loi de Moore n’a pas dépassé que nous, elle a aussi emporté des empires industriels. Ce fut la faillite de l’entreprise Kodak en 2012, les difficultés de la production musicale ou de Blackberry.

La loi de Moore a usé jusqu’à nos unités de mesure. Le système métrique a dû être révisé en 1991 pour pouvoir faire état de l’évolution du trafic sur Internet Protocol[3]. Une nouvelle révision devra intervenir prochainement car les préfixes créés en 1991 sont déjà consommés.

Avec la loi de Moore, le numérique est devenue une sève commune à toutes les technologies et la loi de Moore est la vitesse de propagation de cette sève. Ce bourgeonnement accéléré a de fortes similitudes avec les précédentes révolutions technologiques à large spectre (« general purpose technologies »). Comme autrefois l’électricité ou les chemins de fer, le numérique dévore le monde.  Il transforme tout ce qu’il touche à tel point que l’on pourrait étendre la fameuse phrase lancée en 2011 par Marc Andreessen à « Digital is eating the world ».

La loi de Moore a trouvé de nouveaux relais de croissance. Les micro-processeurs ont la capacité de couper le courant. Cela leur donne la capacité de transmettre un signal binaire. 0 ou 1. Le signal caractéristique de l’information numérique. Ce signal s’est progressivement étendu à toute forme d’information. Son encodage sous forme de bits – ce qu’on appelle la numérisation – a permis d’en élargir considérablement le champ. Images, sons, paroles, localisations dans l’espace, langages… Toutes les informations ont trouvé leur mètre étalon. Comme le dit Intel, la loi de Moore est devenue le « métronome du monde moderne ».

Du More than Moore au greener Moore

Nous sommes convaincus qu’une question centrale va structurer le jour d’après. Puisque l’accélérateur du progrès est enfoncé comme jamais, qui a le pied sur la pédale ?

L’industrie du semi-conducteur continuera à en être un élément stratégique.

Une chose est sûre. L’industrie du semi-conducteur continuera à en être un élément stratégique. Mais elle ne le sera pas seulement grâce à des technologiques au silicium. Pour cette industrie, la « loi » de Moore est de passage. Son gisement s’épuisera bientôt. Les entreprises de composent cette industrie (Intel, Samsung, Texas instrument, Toshiba…) ont continument cherché à retarder cette échéance, qu’elles appellent « le Mur » (The Wall). Chose inédite, les entreprises se sont mêmes regroupées au  début des années 1990 en une fédération d’acteurs, l’International Technology Roadmap for Semi-Conductors (IRTS), chargée de battre la mesure des progrès de chacun. Cette fédération définit des orientations stratégiques et orientent leurs recherches. Elle a par exemple accompagné la naissance de transistors en trois dimensions. Cette stratégie a été payante[4].

La limite physique des puces à silicium est désormais proche de nous. Une taille de deux à trois nanomètres par transistor est considérée comme l’horizon indépassable pour l’industrie. Elle sera atteinte aux alentours de 2022. Bien avant, l’industrie butera sur les coûts croissants des dessins (photolitographie) qu’implique une miniaturisation croissante. Après cinquante ans de bons et loyaux services, Gordon Moore se prépare donc à laisser la place à son remplaçant. L’intéressé l’a reconnu, il y a neuf ans, lors d’une conférence. Il avait alors admis que le pouvoir explicatif de sa loi viendrait à s’éroder autour de… 2017. Nous l’avons donc dépassé.

En 2017 justement, Intel a décidé cette année de reporter le passage à des transistors de 10 nm. Cette décision a sans doute sonné la fin de la loi de Moore. En mars dernier, dans un livre blanc, le consortium des semi-conducteurs (IRTS) en a acté le décès. Sa parade repose sur un mot d’ordre audacieux. « More than Moore[5]. »

Que sera ce « More than Moore » ? Dans le champ strict des semi-conducteurs, les pistes sont aujourd’hui nombreuses et exploratoires. Elles misent massivement sur les progrès de l’Intelligence Artificielle. L’effet réseau propre à ces technologies est un prolongement récent de la loi de Moore dans l’économie des données. Lorsqu’une plateforme de données augmente sa capacité à reproduire l’information du monde, son pouvoir explicatif croit plus vite que le simple effet de l’accroissement des données connectées.

L’entreprise israélienne Waze a par exemple développé une application de navigation et d’informations routières grâce à des données GPS. Cette entreprise intervenait sur un marché très concurrentiel. Elle a eu la bonne idée de s’appuyer sur une cartographie élaborée par ses propres utilisateurs. La navigation se fait en temps réel et prend en compte l’état du trafic. Les utilisateurs peuvent à tout moment signaler un accident, des travaux, un danger, un embouteillage, un radar. Ce type d’application est exigeante en termes d’utilisation. Elle n’a que peu d’intérêt si 10% des conducteurs l’utilisent. Mais elle devient extrêmement puissante si plus d’une majorité de la population en fait usage. C’est une problématique similaire qui se pose aujourd’hui sur des applications de contact Tracing, telle que StopCovid que nous développons en France. La taille du réseau permet à lui seul de relancer une croissance exponentielle.

Des stratégies se mettent ainsi en place pour repenser les puces à l’heure de l’IA en optimisant les architectures. NVIDIA est particulièrement connu pour sa recherche sur les processeurs spécialisés dans l’IA. La nouvelle architecture GPU Ampere A100 de la société annoncée ce mois ci est dédiée à l’apprentissage automatique et aux marchés HPC. Il s’agit de la plus grande puce jamais produite sur un processus semi-conducteur de 7 nm. Cette nouvelle génération de puce permettra de décentraliser la puissance de calcul (le edge computing).

D’autres parades sont explorées, telle que la production de processeurs neuromorphiques (qui reproduisent le fonctionnement du cerveau). Intel a annoncé l’année passée avoir produit un ordinateur doté de 8 millions de neurones. Une autre solution envisagée repose sur l’usage des nanotubes de carbone afin de dépasser les limites du silicium et d’ailleurs une avancée technologique récente permet la production de tels transistors en utilisant les équipements standards d’une usine dédiée aux puces traditionnelles.

Nous considérons que dans la dimension écologique doit être au cœur des choix qui seront opérés.

Une révolution écologique est devenue nécessaire. Fabriquer une puce électronique mobilise une quantité considérable de matière première. Le « sac à dos écologique » d’une puce – c’est-à-dire la quantité de matières premières nécessaires à leur fabrication – est de 20 kg, pour une puce de 0,09 g ! Les téléphones mobiles sont en moyenne remplacés tous les dix-huit mois. Les PC le sont tous les trois ans. Sur le sol américain, ce sont 3,2 millions de tonnes de déchets électroniques générés par an. Une étude récemment publiée dans la revue Nature montre que des solutions écologiques existent, telles les nano-fibres de cellulose, les « puces en bois » [6].

Aucune alternative convaincante au silicium ne semble toutefois émerger[7]. Mais des alternatives au signal digital sont possibles. Les calculateurs quantiques sont au cœur de ces stratégies. Depuis l’année dernière, il y a une nette accélération des progrès en la matière (d’aucun diront « exponentielle »…) de la part de AWS avec « Braket » son offre de Quantum as a Service, Google et son processeur quantique Sycamore de 54 qubits, Microsoft  et son service Azure Quantum ou encore IBM qui commercialise le premier ordinateur quantique « pour tous » le Q System 1 , tant de projets, qui défient non seulement notre capacité à nous représenter ce qui se passe, mais avouons-le, notre capacité à le comprendre.

En octobre dernier, Google a ainsi annoncé avoir atteint la « suprématie quantique » qui, pour simplifier, représente le moment où la puissance quantique permet de réaliser des opérations non atteignables par un ordinateur classique (en tout cas dans un temps raisonnable), et pour laquelle en théorie le nombre de qubits nécessaires doit dépasser 50. Même si le cas d’usage ciblé lors de l’expérience de Google  suscite le scepticisme pour un usage généraliste, cette démonstration de force nous amène à envisager comment décupler les possibilités de transmission d’information dans le cadre notamment des processus d’apprentissage automatique quantique (Quantum Machine Learning).

Nous sommes à un tournant. Et c’est précisément à ce tournant qu’est intervenue la décision du président américain le 15 mai dernier de couper les chaines de production mondiale des semi-conducteurs. Cette décision peut paraître anodine, mais elle ne l’est pas. Elle consiste à soumettre à autorisation fédérale toute vente de semi-conducteur à l’entreprise chinoise Huwaei et cela, avec effet extra-territorial. Pour accéder au marché américain ou pour intégrer des technologies américaines, les entreprises ne peuvent commercer avec le leader asiatique.Cette décision pourrait avoir pour effet paradoxal de marginaliser les entreprises américaines, au moment où elles ont besoin de coller plus que jamais à la frontière technologique. Elle empêchera surtout à la loi de Moore de continuer sa partition.

Si fondamental dans la transformation de notre quotidien, si peu présent dans nos débats, le débat sur l’avenir des semi-conducteurs est le signe d’une époque qui a lâché prise sur son avenir. A force de courir après un progrès technologique qui n’a cessé de nous prendre de vitesse, une forme d’autonomie de la technique s’est installée. Le jour d’après implique de ne plus la laisser avancer pour elle-même, indépendamment de ses enjeux économiques, sociaux et environnementaux, et d’en reprendre le contrôle. Un peu comme nous sommes en train de reprendre le contrôle des devoirs scolaires de nos enfants…

[1] Gordon Moore, « Cramming more components onto integrated circuits », Electronics, 19 avril 1965

[2] Erik Brynjolsson, Adrew McAfee, Le Deuxième Age de la machine : travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Odile Jacob, 2015

[3] Les préfixes indiquant les quantités s’arrêtaient à yotta, soit 10 puissance 24. Lors de la 19ème conférence sur les poids et mesures, ils ont été élargis. Nous sommes désormais à l’âge des « zettabits ». Cisco estime que le trafic mondial sur IP a atteint 1,3 zettabit en 2016.

[4] Voir notamment pour les années 2000, Michael Kanellos, « Moore’s Lax to roll for another Decade », CNET

[5] http://www.itrs2.net/uploads/4/9/7/7/49775221/irc-itrs-mtm-v2_3.pdf

[6] Yei Hwan Jung, Tzu-Hsuan Chang et al, High-performance green flexible electronics based on biodegradable cellulose nanofibril paper, Nature, 26 mai 2015

[7]  M. Mitchell Waldrop, « The chip are down for Moore’s law », Nature, 9 fev 2016

http://www.nature.com/news/the-chips-are-down-for-moore-s-law-1.19338

Co-auteurs

Auteurs

Nicolas Gaudillière

Chief Technology Officer, Capgemini Invent
Ingénieur CentraleSupelec, Nicolas a démarré sa carrière dans les années 2000. Tout d’abord consultant en cybersécurité puis pour accompagner la mise en place de plateformes de services Cloud auprès des opérateurs telcos et grands intégrateurs. En 2015, il rejoint Capgemini Invent en tant que CTO afin de se concentrer sur les transformations organisationnelles et humaines nécessaire à l’adoption des nombreuses innovations technologiques telles que l’IoT, le cloud,  l’IA, la blockchain, la 5G, le quantique… Il est aujourd’hui en charge du secteur Telco/Media/Tech qui accompagne les clients dans l’optimisation de leur stratégie business afin de saisir les nouvelles opportunités de croissance, leur modèle industriel, leur politique d’innovation technologique, tout en leur permettant d’atteindre leurs ambitions en matière de développement durable.

Etienne Grass

Directeur Exécutif, Capgemini Invent France
Etienne est Directeur Exécutif de Capgemini Invent pour la France. Il a rejoint le Groupe Capgemini en 2017 et consacré ses quatre premières années au secteur des Services publics en France, puis globalement pour Capgemini Invent. Il a également piloté le projet de cloud souverain BLEU pour le Groupe avant de rejoindre la BU Secteur Public & Services. Etienne a un long passé au sein de l’Etat auprès de plusieurs ministres. Il est spécialiste des questions de santé, d’intelligence artificielle et de la transformation digitale des organisations publiques. Il enseigne depuis vingt ans à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.