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Les mots du jour d’après : Souveraineté numérique

Capgemini Invent
29 avril 2020
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Nous continuons la série des Mots Du Jour D’Après, avec les mots “Souveraineté numérique”.

Il y a quelques semaines, de façon inattendue, des militants britanniques ont pris d’assauts 40 mâts de 5G sur l’ensemble du pays, dont 20 pour le seul opérateur Vodafone.

Parmi les théories farfelues et complotistes, celle qui consiste à établir un lien entre la 5G et le Covid-19 est un court-circuit intellectuel particulièrement inattendu. Elle est pourtant bien réelle, tel l’incendie volontaire d’un mât Vodafone desservant l’hôpital temporaire installé dans un centre d’exposition de Birmingham l’a encore montré.

Le seul lien réel entre la 5G et le Covid-19?  La réponse au Covid-19 réside dans la notion de souveraineté. Il concerne la capacité des Etats à prendre des décisions qui transforment la vie de leurs concitoyens et à les assumer. Au début de l’année, au moment où l’arrivée sur le marché de la 5G s’est accélérée, où les projets cloud pour les Etats européens se sont précisés, où l’agenda de la nouvelle Commission européenne a commencé à se mettre en place, et où l’importance accordée aux données et à leur exploitation à grande échelle s’est affirmée, la notion de « souveraineté numérique » est devenue omniprésent. A l’heure du Covid-19 et pour préparer l’après, il devient essentiel. Les projets en cours autour des cohortes de patients Covid-19 ou des applications de contact tracing en sont des illustrations. Les activités numériques sont devenues des activités stratégiques. Leur maitrise est un enjeu tout au long de leurs chaines de production.

C’est là que les difficultés commencent également. Les chaines de production des activités numériques sont longues, complexes et évolutives. Y poser des exigences de souveraineté numérique implique de les appréhender de bout en bout. Et c’est là le plus souvent une source de confusion. L’étendard de la souveraineté numérique ne suffit pas à définir une stratégie d’autonomie numérique. La souveraineté est la « qualité propre à une collectivité qui se gouverne elle-même » (Littré). Gouverner les technologies n’est pas et ne sera jamais une question réservée au législateur. Cela implique en priorité de créer les conditions pour connaître la frontière technologique et de créer des écosystèmes technologiques publics-privés pour en repousser les limites. Ces écosystèmes seront d’autant plus solides qu’ils s’appuient sur des marchés vastes et profonds. A l’image d’un port, la souveraineté technologique implique de pouvoir accoster les navires les plus modernes, et pour cela de disposer d’un Hinterland de qualité. Trois de ces Hinterland nous paraissent aujourd’hui décisifs pour que l’ensemble de nos activités puisse explorer l’étendue des cas d’usage permis par les révolutions technologiques telles que la 5G, l’IA, l’internet des objets, le edge computing, les technologies immersives, la blockchain.

Les enjeux stratégique des infras

Le premier est celui des infrastructures. Ne nous y trompons pas, cela demeure la question clé. Continuer d’échanger des informations, partager des données, opérer/maintenir des machines/infrastructures, collaborer, co-construire, co-éditer – le tout à distance sont autant d’enjeux qui se chainent. Ils nous montrent combien les réseaux[1], les capacités de calculs et de stockage[2] sont primordiaux… Et les modèles de production vont devoir évoluer à toute allure pour tenir compte de la croissance exponentielle des besoins. L’Europe ne dispose pas aujourd’hui de « clouders » capables d’adresser les standards Hyperscale. Cela devient l’un de ses enjeux stratégiques, en même temps que de reprendre une place dans la compétition américano-chinoise sur les nouvelles générations de semi-conducteurs.

Aujourd’hui majoritairement centralisées dans d’importants datacenters opérés par les grands fournisseurs de cloud américains, ces capacités seront demain distribuées au plus près des zones de consommations (ie le edge computing). Elles tireront partie de l’évolution des réseaux avec la 5G en premier plan. En combinant 5G, edge computing, internet des objets et intelligence artificielle, il sera notamment possible de proposer des services plus résilients, de maîtriser les flux de données, de proposer une meilleure expérience utilisateur. Selon Gartner, d’ici 2022 plus de 50% des données des entreprises seront créées en dehors des datacenters ou du cloud.

Passer le cap du big « big data »

Un second Hinterland clé est donc celui du cloud et plus globalement de la capacité passer le cap de ce que l’on pourrait appeler le big « big data ». La croissance rapide des besoins (la datasphère pourrait atteindre plus de 150 milliards de To d’ici 2025) est telle que les modèles industriels pour le stockage massif des données doivent se réinventer. Equilibrer le bilan énergétique des data centers n’est pas le moindre des enjeux.

Un autre enjeu clé est de recréer une capacité́ à stocker et traiter des données dans des espaces sécurisés, juridiquement préservés des demandes d’accès fondés sur les législations extra-territoriales. Cela concerne aussi les données ayant trait tant à la sécurité nationale ou à la Défense nationale bien sûr, mais aussi les données de santé et celles des entreprises d’importance stratégique, notamment lorsqu’elles contiennent des secrets industriels ou processus critiques. Construire une offre de cloud de confiance implique de définir un catalogue de services à l’état de l’art pour motoriser les applications cloud natives, l’internet des objets, la blockchain, les outils analytiques, les algorithmes d’Intelligence Artificielle.

Ces services, au-delà d’être accessibles en central, devront permettre de déployer l’intelligence applicative autorisant le traitement des données au plus près des sources afin d’accélérer les temps de réponses, de contenir l’explosion des coûts réseaux et de la bande-passante, de fournir une expérience améliorée et de maîtriser les flux d’information — ce sont les promesses portées par l’edge computing qui demandera un effort de standardisation en termes de plateformes et d’opérations pour se concrétiser.  Mais pour développer des infrastructures de ce type, nous devons d’abord créer les conditions pour faire émerger des champions européens.

Une erreur serait également de sous-estimer la 5G et de tarder à mettre en place les conditions de sa diffusion. Et de penser que 5 = 4 + 1 ! De par ses propriétés : débit important, latence minimale, forte densité de connexions et priorisation des communications, la 5G est une technologie de rupture qui ouvre un champ d’applications inédites, ambitieuses et disruptives pour tous les secteurs économiques.

Même s’il faut attendre encore quelques années avant de voir implémenter la pleine puissance de la 5G dite « standalone », c’est aujourd’hui que se décident les grands gagnants technologiques qui nous garantiront un usage maitrisé et sécurisé de ces infrastructures qui supporteront les services vitaux des gouvernements et industries stratégiques.

Concrètement nous parlons ici de la souveraineté européenne face aux acteurs chinois. En janvier, la Commission européenne, à travers les voix de Margrethe Vestager et Thierry Breton, a appelé les Etats membres à favoriser les acteurs européens, et à limiter l’usage de fournisseurs « à risque » à des zones non critiques ou sensibles.

Retrouver une forme de souveraineté européenne face à iOS ou Android

Un dernier Hinterland de souveraineté numérique est celui des systèmes d’exploitation et plateformes de développement mobile. Sa sensibilité réapparait dans le contexte des applications de Backtracking. Saurons-nous enfin retrouver une forme de souveraineté européenne face à iOS ou Android ? Un début de réponse pourrait venir du projet Open Source /e/ (https://e.foundation) qui construit un OS mobile, basé sur la version Open Source d’Android, en retirant tous les services dépendants de Google[3] et en remplaçant les applications Google par des alternatives Open Source. L’OS est déjà opérationnel, il est possible de commander des téléphones pré-équipés avec plus de 80 modèles de smartphones déjà validés[4]. Une entreprise comme Huawei a également exploré des solutions alternatives[5]. Nous entrons dans une période de re-fragmentation géopolitique du mobile, qui impliquera une prise de position des autorités publiques européennes et nationales.

« Il faut cultiver notre jardin ». Nul besoin d’être Candide pour appliquer ce principe voltairien à notre écosystème de l’innovation. Mariana Mazzucato a montré que les écosystèmes de technologie se développent dans un échange de forces, entre des projets publics de grande envergure et des entreprises privées capables d’adresser les enjeux d’industrialisation. Ces écosystèmes publics-privés, tels qu’ils ont pu se développer autour de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) ou, plus récemment, d’initiatives comme le projet JEDI (Joint Enterprise Defense Infrastructure) du Département de Défense américain, sont la clé du succès et le premier facteur de souveraineté numérique. C’est comme cela que l’on retrouvera la valeur d’une « technocratie », au sens propre du terme, c’est-à-dire la capacité des Etats à gouverner une technologie débordante et à en faire bénéficier le plus grand nombre.

[1] le 10 mars, le DE-CIX (Deutscher Commercial Internet Exchange), le plus important carrefour mondial d’échanges Internet situé à Francfort, a constaté un pic de consommation historique : 9,1 térabits par seconde en hausse de 12 % par rapport au précédent record, qui datait de décembre 2019

[2] la demande pour les services cloud de Microsoft explose de 775 %, une utilisation quotidienne 25 fois plus élevée qu’en janvier pour Google Meet

[3] Approche « ungoogled », en remplaçant les Google Play Services par une alternative ouverte

[4] Samsung, Huawei, Honor, Google Pixel, Xiaomi, HTC, Lenovo, LG, Motorola, OnePlus, Sony, etc.

[5] Annonce d’une alternative aux Google Play Services — librairie de services d’identification / localisation & Co imposée par Google sur Android — en réponse à l’embargo américain