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Les mots du jour d’après : Prévoir

Capgemini Invent
13 mai 2020
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Le mot « prévoir » va-t-il tout à fait disparaître de notre vocabulaire après le confinement ou devra–t-il simplement prendre un autre sens et recouvrir d’autres réalités ?

Si l’on doit admettre qu’il n’est plus possible de prévoir, quelles solutions s’offrent à nous et à nos entreprises pour poursuivre leurs routes et bâtir leur stratégie ? N’est–il pas temps de voir quelles autres options nous permettront de préparer mais surtout traverser les mois et années à venir, dans un monde « durablement VUCA » ?

Prevoir

 Décembre 2019, la Banque de France présente à la presse les prévisions de son institution pour 2020 en évoquant un “petit tassement”. Elle table sur un léger rebond à partir de 2021 à 1,3%. Au même moment, dans une Tour de La Défense, des dirigeants d’un grand groupe énergétique terminent de valider leur budget annuel, construit sur la base d’un prix du pétrole Brent établie à 67,2 dollars par baril. Dans Paris, les touristes ont retrouvé le chemin des hôtels dont la fréquentation, post crise des Gilets Jaunes, a presque atteint le niveau des années précédentes.

Avril 2020, dans les rues désertes de la capitale seul persiste le chant des oiseaux. Les avions sont cloués au sol, l’activité de Roissy a d’ailleurs été suspendue. Dans les hôtels, les soignants volontaires ont remplacé les touristes dans les chambres inoccupées. Le temps d’une semaine le prix du Brent est momentanément passé sous les 20 dollars, son prix le plus bas en 20 ans. Dans Le Monde, le gouverneur de la Banque de France annonce que, rapportée au premier trimestre, l’estimation de croissance pour la France s’établit désormais à -6 % : “Nous vivons à l’évidence une crise sans précédent et totalement imprévisible.” 

Le mot « prévoir » va-t-il tout à fait disparaître de notre vocabulaire après le confinement ou devra-t-il simplement prendre un autre sens et recouvrir d’autres réalités ?
Si l’on doit admettre qu’il n’est plus possible de prévoir, quelles solutions s’offrent à nous et à nos entreprises pour poursuivre leurs routes et bâtir leur stratégie ?
N’est–il pas temps de voir quelles autres options nous permettront de préparer mais surtout traverser les mois et années à venir, dans un monde « durablement VUCA[*]» ?

Quoiqu’il arrive, ce n’est pas le jour de la compétition que l’on doit se demander qui sont les adversaires, quelle stratégie mettre en place, quel matériel utiliser, quelle nutrition adopter, ni au cœur de la tempête que l’on doit se demander à quel port on souhaite s’arrimer.  

Tout sportif le sait : le succès réside dans la préparation, la visualisation, la régularité…et ces mêmes facteurs permettent aussi de faire face aux imprévus. Car il s’agit tout autant, voire plus, d’être prêt même en cas d’imprévus, que de tout prévoir.

Quelques pistes de réflexion pour construire et faire vivre sa stratégie le jour d’après

1 – Choisir son cap – Définir sa raison d’être

Historiquement, les marins se repéraient en mer grâce à l’étoile Polaire dont la luminosité et la stabilité leur permettaient de garder leur cap. De la même façon aujourd’hui, plusieurs études ont démontré la solidité et les performances en termes de croissance des entreprises qui étaient capables de formuler leur “North Star”, autrement dit leur Raison d’être. Comme le soulignait le rapport Notat – Senard “La raison d’être fournira à la plupart des conseils d’administration un guide pour les décisions importantes, un contrepoint utile au critère financier de court-terme, qui ne peut servir de boussole.”  

Dans des temps agités et au-delà, la raison d’être peut donc constituer tout à la fois un objectif à atteindre et un cadre de pensée pour agir d’autant plus performant qu’il est partagé par le plus grand nombre dans l’entreprise et son écosystème. 

2 – Préparer sa course – Passer des prévisions aux scénarios prospectifs 

‘’Tout était parfait… jusqu’à la défaite inéluctable ». Ah, la défaite face à l’Angleterre sous la pluie de Sydney (7-24) ! Le fantasme d’un plan B que l’équipe de France de rugby n’aurait pas pu sortir de sa poche, mal préparé à l’imprévu, comme cette pluie soudaine et incessante douchant ses espoirs de victoire finale. 

Dwight Eisenhower déclarait « planning is everything, the plan is nothing ». Souvent les prévisions se font dans des schémas mentaux existants et des logiciels programmés et éprouvés sur la base d’un monde connu et passé. Or, le futur ne se prévoit pas, il n’est pas une fatalité, ni une destinée :  le futur se prépare. Plutôt que d’essayer de le prévoir via des exercices classiques de planning stratégique, à 3 ou 5 ans, on peut le visualiser grâce aux démarches prospectives et ainsi mieux l’anticiper. En identifiant différents futurs possibles, “probables, “optimistes”, “pessimistes”, il est envisageable de déduire, au présent, les meilleurs scénarios d’action et d’adaptation pour les organisations.  

On le voit bien en ce moment, l’actualité nous pousse à nous dire qu’il serait intéressant d’anticiper l’imprévisibilité des évènements. Comment ? « La question n’est pas tant de savoir à l’avance qu’un virus va couper les chaînes d’approvisionnement mais de penser à ce que l’on fait si les chaînes d’approvisionnement sont rompues, qu’elle qu’en soit la cause. Cela s’appelle l’analyse par les perturbations et cela permet de mesurer la résilience du système » (Bernard, Charlès, Vice-président du Conseil et Directeur général Dassault Systemes, mars 2020).

Par exemple, c’est en imaginant un scénario extrême de faillite de la sécurité sociale que Phillips s’est lancé dans le secteur de la santé et a créé sa division « santé à domicile » dans les années 2000 qui aujourd’hui représente une part très significative de son chiffre d’affaires.

En outre, l’utilisation régulière de scénarios, qu’il conviendra donc de « stresser » positivement ou négativement à loisir pour en faire jaillir de l’innovation, favorise l’ouverture d’esprit et la créativité, entraîne les collaborateurs à se projeter dans l’avenir, les familiarise avec l’élaboration de stratégies flexibles. Ce temps pris aujourd’hui permet donc d’accélérer par la suite : les décisions prises collectivement n’en sont que plus robustes, les systèmes mieux préparés à la résilience. Plus la destination est claire, plus la flexibilité et l’agilité au présent sont facilitées et favoriseront la résilience du système dans des conditions extrêmes.

Ainsi, les résultats apportés par une telle démarche sont assez stupéfiants : selon une étude universitaire européenne sur les impacts économiques à long terme de la prospective[**], les entreprises préparées au futur surperforment avec 33% de bénéfices et 200% de croissance supplémentaires par rapport à la moyenne des entreprises étudiées.

3 – Repérer les obstacles imprévus sur la route – de l’utilité du radar stratégique 

Retournons quelques minutes en mer. Sur un bateau, le radar permet d’assurer la fonction d’évitement d’obstacles de nuit comme de jour ainsi que dans la brume.  

Dans les entreprises, nombreux sont les dirigeants qui, une fois l’exercice annuel de planification stratégique quinquennal terminé, déplacent leur regard dans le rétroviseur et se concentre sur une activité de reporting budgétaire et financier, occupés à rendre compte des résultats accomplis et des indicateurs de performance. Pourtant une fois engagé sur la route, ce n’est pas un paysage figé qui se déroule devant les yeux du marin. Il en va de même pour nos organisations. Les obstacles imprévus sont bien réels pour une entreprise et seule une veille active, multidimensionnelle (technologique, sociétale) et ouverte peut permettre de les voir arriver. Cette veille va permettre à l’entreprise non seulement d’anticiper les embuches mais également de repérer le plus rapidement possible les opportunités stratégiques qui se présentent. 

On s’attachera alors à repérer les fameux signaux faible annonciateurs et démystificateurs de « cygnes noirs,  tout l’enjeu étant de dissocier ce qui relève de la paranoïa, du complot ou d’une possible réalité. Distinguer l’écho renvoyé par une simple crête d’eau, du dos fatal de la baleine. Dans ce contexte, la data et la capacité de l’entreprise à l’analyser jouent un rôle majeur. Là encore, il s’agit de s’équiper et non pas d’improviser. C’est un des outils de vos prospectivistes, désormais assis dans votre département Stratégie.

4 – Savoir Manœuvrer rapidement – de la notion d’entreprise agile guidée par le sens 

Au milieu de ces eaux inconnues, vous avez repéré l’iceberg. Tout se joue sur l’évitement. Place aux manœuvres ! 

Pour le leader, il s’agit de savoir remettre en cause sa trajectoire. Pour les équipes, il s’agit d’être capables de se coordonner de manière efficace.

Parce que vous y êtes préparés, l’action est d’autant plus simple. Et parce que vous avez votre cap, votre raison d’être, cette action n’est pas une remise en cause de votre ambition et de votre gouvernance, mais un ajustement agile et indispensable de votre stratégie. Tenir le coup dans la tempête est possible pour vos équipes car chacun sait pourquoi il est là et ce qu’il a à faire. Chacun sait pourquoi il s’est embarqué, chacun connaît le sens du voyage, chacun est capable de s’inscrire dans la raison d’être de l’action.

Concrètement, cela signifie qu’à travers les scénarios prospectifs que vous avez imaginés, vous vous êtes entrainés…Tel le sportif qui complète son entrainement physique par la capacité de visualisation : vous et vos collaborateurs se sont déjà projetés dans l’action.

Cette capacité d’ajustement est primordiale. Le temps s’est paradoxalement allongé : il y a ce futur que vous êtes en train de construire, votre raison d’être et votre vision qui ont défini votre rôle dans et vers ce futur, et votre stratégie qui n’en est que la feuille de route. Autrefois immuable, elle est devenue agile. Une stratégie à 3 ou 5 ans vous emmène peut-être vers l’iceberg…Votre capacité à détecter les signaux faibles et votre capacité d’action vous permettent de vous ajuster, quasiment au quotidien.

C’est un changement d’horizon temporel.

5 – Et le leader dans tout cela ? 

Faut-il forcément un capitaine au sein d’un équipage ?

Et bien sans trop de suspens nous continuons de penser que oui… En tout cas il est nécessaire d’avoir quelqu’un qui regarde au loin pendant que les autres agissent au plus près. Si le capitaine est affairé la soute, qui dirige le navire ? Le navigateur a ce double défi de rester stable sur un bateau qui bouge en permanence mais aussi de savoir rapidement et efficacement agir quand il s’agit de changer de cap. Il en va de même pour le leader. 

Bien sûr il n’est pas seul, il doit être plus que jamais orchestrateur de talents, exemplaire dans la représentation du sens et de la raison d’être, visionnaire plus que gestionnaire. Et donc doté ou complété par ses équipes de nouvelles compétences fondamentales : élasticité d’esprit, capacité d’écoute, ouverture, conscient du niveau d’interdépendance des écosystèmes qui l’entourent et capable de privilégier le temps long. Et c’est certainement ce dernier point qui constitue le défi majeur, à la fois pour sa gouvernance qui doit accepter cette posture, et pour lui-même qui doit apprendre à s’y plier sans céder aux sirènes du court-terme.

Et si vous hésitez encore, sachez que depuis plusieurs cycles de crise déjà, les entreprises qui ont démontré la meilleure résilience sont celles qui ont les stratégies les plus responsables et durables…et qui ont donc dû commencer à se projeter dans ce temps long. Car dans un monde « VUCA », la prochaine crise n’est pas loin (le climat restant un « candidat » sérieux, alors mêmes que des anticipations pessimistes certes parlent d’une élévation de 7 degrés à horizon 2100…Une opportunité de stresser dès maintenant des scenarii de prospectives !).  

Alors, prêts à embarquer et à traverser calmes et tempêtes en toute sérénité ?

Références

[*]Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity: acronyme créé par l’Army War College aux Etats Unis à la fin de la guerre froide.

[**] René Rohrbeck (Aarhus University), Menes Etingue Kun (University Munster), Corporate foresight and its impact on firm performance: A longitudinal analysis, 2018

Bilbliographie

Intro  

Raison d’être  

Prospective