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Inventer les mots du jour d’après

Etienne Grass
8 avril 2020
capgemini-invent

Nous avons voulu initier une série de réflexion non pas sur les mots du moment, mais sur ceux du jour d’après.

Ceux qui nous permettent de nous projeter parce qu’ils nous semblent appartenir au futur et qu’ils rendent désirable le futur.

« Masque FFP2 », « taux de reproductibilité », « geste barrière », « confinement », « déconfinement », « repositionnement de médicament », « immunité collective », le Covid a renouvelé notre vocabulaire en quelques jours. Il fait émerger dans nos conversations des mots issus des sciences médicales et de la biologie : l’épidémiologie, la virologie, la modélisation de système.

En très peu de jours, le virus est en train de remuer notre vase épistémologique. Nous sommes tout entier focalisé sur un petit « bouillon de culture » nettement plus étroit, mais aussi plus riche, que notre pensée habituelle. Il percute à ce point nos vies qu’il est devenu un point de focalisation qui aimante nos pensées collectives. Et il crée un effet de réinitialisation. « Reboot ». Notre pensée collective va repartir vers de nouveaux horizons.

« Un des enseignements des travaux récents sur les dynamiques du progrès (1) est le poids de notre imaginaire. »

Parce qu’il détermine notre capacité à faire le récit du progrès technologique, il nous permet d’en garder le contrôle et de l’orienter positivement. Notre rationalité y puise ses leçons pour se projeter vers l’avenir. Il y trouve également des alertes maintenant ses interrogations en éveil.

Depuis l’après-guerre, la littérature a d’ailleurs une forme bien spécifique pour nous mettre en garde contre les idéologies : la dystopie. Le Meilleur des mondes (1932), dʼAldous Huxley, Ravage (1943), de René Barjavel, 1984 (1949), de George Orwell ou encore Fahrenheit 451 (1953), de Ray Bradbury, en ont été les premiers exemples. Ce genre littéraire, largement commenté (2), a été conçu pour nous aider à nous projeter. Il est sans doute l’une des béquilles les plus utiles à l’époque que nous traversons pour former nos convictions.

Les dystopies de première génération ont porté un message d’alerte sur les collusions possibles, dans un contexte de guerre froide, entre technique et totalitarisme. Leur objet était de nous amener à identifier le fait que la liberté est le « dernier carré » de notre humanité : de tous les sacrifices que nous pouvons être amenés à faire pour élargir notre bien-être ou pour construire des sociétés plus égalitaires, celui de la liberté est le seul qui ne soit jamais recevable. Les dystopies utilisent le cadre de l’utopie et le détournent. Comme les utopies, elles nous projettent dans une société imaginaire, une société qui n’existe nulle part et qui n’a pas la prétention d’exister. L’utopie nous projette vers une société idéale, telle que nous devrions la construire.

« La dystopie nous projette dans la société du pire pour nous permettre d’anticiper nos risques. »

Cette projection imaginaire est clé pour déterminer les conséquences d’une dynamique dont la complexité nous dépasse. Le mot « systèmes » est sans doute le premier mot clé du jour d’après. Celui que nous devons nous réapproprier pour nous redonner une capacité d’autonomie. Le monde est plat. Cela fait 20 ans que nous le savons. Mais nous sommes en train de découvrir que des réseaux se sont noués sur ce terrain plat. Et ces réseaux ont une réalité physique extrêmement robuste. La gestion du Covid-19 fait aujourd’hui exploser la notion de frontière. Les travaux de l’Imperial college ont montré que recréer des frontières extérieures est sans impact sur la diffusion du virus. Par contre, nous concentrons nos efforts sur la création de frontières intérieures. Elles touchent tous nos lieux de socialisation. Prendre la dimension du système qui se crée autour du virus est devenu l’enjeu clé des prochains mois. Nous devons contrôler son entropie naturelle, en préservant durablement l’autonomie des individus dans une organisation qui va les mettre à l’épreuve.

« Nous devons graduer les frontières et les faire évoluer dans une logique systématique de balance entre le bénéfice et le risque. »

Car il faut en prendre conscience dès à présent : le jour d’après ne sera pas un réveil subi, il sera une succession de cycles « confinement -retour à la normale-pandémie-confinement ». Nous aurons besoin de modèle moins « plats » qui intègrent des données localisées d’interactions, combinées avec des données de test qui reflètent l’évolution réelle de l’épidémie. Nous pourrons ainsi lutter efficacement contre l’épidémie sans mettre au point mort nos interactions sociales et notre activité économique de manière indiscriminée.

Les autres mots décrivent le futur que nous souhaitons : confiance, résilience, sobriété. Et les défis que nous avons à relever pour garder la maitrise de nos choix. La futurologie redevient à la mode, après quarante ans de quasi-oubli. Elle s’était développée dans la Californie des années 1960. Dans la grande époque des « Future studies ». Les futuristes ont organisé leur discipline avec pour principal savoir, celui de mettre ensemble des savoirs (3) . Chez Capgemini, nous avons non seulement la passion des technologies mais aussi la capacité à croiser les regards et les compétences. Nous avons donc voulu prendre part au débat.
Notre horizon a été considérablement amputé et cela ne date pas du COVID. La loi de Moore en a été un moteur régulier et redoutable à un « débordement technologique » (J Ellul) depuis le milieu des années 1960. Une part de notre valeur réside dans notre capacité à redonner du sens dans ce débordement. Une autre part de notre valeur est de continuer à anticiper, malgré la complexité.

Nous entrons dans l’ère du « post Moore » ou du « More than Moore » pour reprendre les termes de l’industrie du semi-conducteur. Les bouleversements liés à la 5G, au Edge computing et à l’informatique quantique en sont des illustrations. L’émergence de nouvelles techniques d’Intelligences artificielles, reposant sur des algorithmies hybrides, montrent que nous n’avons pas cessé de faire avancer la révolution du big data.

« Les conséquences sociales de ces nouvelles accélérations vont continuer à être considérables. Elles doivent rester positives. »

Il est aujourd’hui impossible de se projeter dans le monde qui sera celui de nos petits-enfants (4). Au mieux avons-nous quelques intuitions. Nous savons que notre croissance démographique ne peut plus se faire sans épuiser les ressources naturelles de la planète. Les réserves de la transition épidémiologique semblent épuisées. Indépendamment du Covid-19, depuis 3 ans, dans plusieurs pays, l’espérance de vie à la naissance a enregistré sa première diminution depuis cinquante ans. Nous constatons que les innovations techniques qui émergent chaque année sont, presque toujours, chargées d’ambivalences et de paradoxes. Ambivalences quant à leurs conséquences sur nos identités. Paradoxes quant à leurs effets sur l’économie et notre bien-être.

A travers « Les mots du jour d’après », nous avons essayé de vous proposer des grilles de lecture nouvelles pour appréhender le monde qui arrive.

(1) Voir notamment Steven Pinker, Enlightment now : the case for reason, science, humanism and progress, Allen Lane, 2017
(2) Voir par exemple, Jean-Paul Engélibert, Apocalypses sans royaume (politique des fictions de la fin du monde), Classiques Garnier, Paris, 2013.
(3) Quelques exemples de ces méthodes : Eleonora Masini, Why Futures Studies, James Dator, Advancing Futures Studies, Ziauddin Sardar, Rescuing all of our Futures, Sohail Inayatullah, Questioning the future, Richard A. Slaughter, The Knowledge Base of Futures Studies et Wendell Bell, The Foundations of Futures Studies. En France, on sait que le journaliste Bertrand de Jouvenel a poursuivi sa trajectoire complexe, à travers la création en 1974 de la revue Futuribles.
(4) Voir par exemple D. Acemoglu, The world our grandchildren will inherit, ou P. Lindert.

Auteur

Etienne Grass

Directeur Exécutif, Capgemini Invent France
Etienne est Directeur Exécutif de Capgemini Invent pour la France. Il a rejoint le Groupe Capgemini en 2017 et consacré ses quatre premières années au secteur des Services publics en France, puis globalement pour Capgemini Invent. Il a également piloté le projet de cloud souverain BLEU pour le Groupe avant de rejoindre la BU Secteur Public & Services. Etienne a un long passé au sein de l’Etat auprès de plusieurs ministres. Il est spécialiste des questions de santé, d’intelligence artificielle et de la transformation digitale des organisations publiques. Il enseigne depuis vingt ans à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.